Estimation : 1 500 000 / 2 000 000 € - Adjudication : 2 400 000 €

Peinture à l’œuf et fond d’or sur panneau de peuplier rectangulaire au fil vertical, entouré d’un cadre en bois doré moderne
Hauteur : 70 – Largeur : 36,5 cm

Vente le mercredi 13 décembre 2023 chez Tajan

Au-dessus du saint , sur les phylactères portés par les personnages des écoinçons, on lit le nom des prophètes Abraham ? Samuel ? en latin et en lettres gothiques peintes en noir, mal restaurées . Au revers, une étiquette ancienne porte l’inscription « Rame » tracée à l’encre noire.

 

Provenance : Alfred Ramé (1826-1886) entre Paris et Rennes . Conservé à Rennes par ses descendants jusqu’en 1984, puis à Strasbourg chez ses descendants. Toujours chez ses descendants directs.

ETAT

Le panneau a conservé sa largeur d’origine,  mais a été découpé dans la  partie supérieure  le privant des éléments qui devaient le surmonter. Dans l’épaisseur du panneau présence de mortaises  ayant servi à l’assemblage des panneaux. L’arcade en tiers-point  et les moulures  des écoinçons sont d’origine. 
Le revers,  peint en noir, présente des galeries d’insectes xylophages. Au bas du  panneau, on note  la trace de l’ancienne traverse de renfort de 7cm de haut,  placée à contre-fil ayant servi à maintenir  la cohésion des panneaux. Deux cachets de cire rouge illisibles apparaissent au dos du panneau.
Surface picturale et fond d’or : usures et restaurations , quelques manques dans le manteau, la couronne et le galon ; restaurations dans la barbe  et dans les écoinçons. Ornementation poinçonnée : d’origine 

DESCRIPTION

Le saint est vu aux trois-quarts, inscrit sous une arcade en tiers-point  que souligne sur le fond d’or une frise de motifs poinçonnés. Il occupe la presque totalité de la surface du panneau rectangulaire,  le visage et le regard dirigés vers la gauche  en direction d’une Madone hypothétique. Vieillard à la barbe floconneuse, à la chevelure mi-longue grisonnantes, la tête couronnée d’une coiffure de forme pointue, il se tient debout, les mains croisées l’une sur l’autre. Il est vêtu d’une robe bleue striée d’or que recouvre une cape rouge, doublée de fourrure et  bordée d’un important galon ornemental. Au-dessus, les prophètes, vus à mi-corps, déroulent  un phylactère porteur de leur nom. Tous les personnages sont ceints d’une auréole  aux  motifs poinçonnés très élaborés.    

HISTORIQUE

Ces deux panneaux, d’emblée reconnaissables mais totalement inconnus jusqu’ici, viennent  heureusement compléter le corpus des œuvres de Pietro Lorenzetti qui, aux côtés de son frère Ambrogio et de leur émule Simone Martini, formés à l’art de Duccio et sensibles à celui du grand florentin que fut Giotto, constituent les plus beaux  fleurons de la peinture siennoise du début du XIVe siècle. A l’instar de ses compagnons, Pietro Lorenzetti, né vers 1280 et vraisemblablement disparu comme son frère, lors de la grande peste de 1348, réalisa fresques, retables et tableaux de dévotion  tant à Sienne qu’alentour, à Assise, Arezzo et Cortone.

Depuis le XVIe siècle et Vasari, la critique s’est penchée sur la vie et le travail de Pietro Lorenzetti, sans pouvoir réellement s’accorder avec certitude sur la chronologie de ses œuvres[1]. Parmi les diverses monographies et études de ce peintre, nous suivrons  celle de Carlo Volpe, œuvre posthume que Mauro Lucco a publiée d’après les notes de cet historien [2].

Parmi les retables connus et documentés de Pietro parvenus jusqu’à nous,  citons la Maesta de Cortone (Museo Diocesano) [3], le retable signé  pour la pieve (paroisse) d’Arezzo commandé en 1320 par l’évêque de cette cité, encore en place[4] et le retable de la Naissance de la Vierge pour le Dôme de Sienne documenté en 1335-1342 (Sienne, Museo dell’Opera del Duomo).

Pour les œuvres non documentées mais signées ou reconstituées par la critique figurent  entre autres : les retables de Monticchiello (avant 1320)[5], de l’église du Carmine  de Sienne signé et daté 1328-1329 (fig.2) [6], Loeser (vers 1340)[7] et de San Giusto vers 1345 (Sienne Pinacoteca Nazionale, n.50) [8]. Parmi les fresques, il convient de citer à Assise, la décoration  du transept gauche de l’église inférieure, vers 1320-1326[9], celle de l’ancienne  salle capitulaire du couvent San Francesco de Sienne (Sienne, Eglise San Francesco et Museo dell’Opera del Duomo)[10]  également vers 1326, et enfin celle de l’église de Castiglione del Bosco datée de 1345[11].

ICONOGRAPHIE

Aucune inscription, aucun attribut ne permet  de déceler à coup sûr l’identité de nos deux protagonistes.  La coiffure particulière portée par le saint, bonnet pointu  cerné à la base par une couronne orfévrée, rappelle celle arborée par le grand prêtre dans les scènes de la Présentation de Jésus au temple, dont Ambrogio Lorenzetti offre le modèle dans le retable de San Crescenzio du Dôme de Sienne (1335-1342) (Florence, Offices)  -modèle sans doute connu auparavant par  le corporal d’Ugolino di Vieri en 1333-. Pietro Lorenzetti reprend ici  le motif de cette coiffure  et en couvre aussi les têtes du grand prêtre ou de l’un des rois Mages dans le diptyque partagé entre Zagreb (Musée Mimara) et le Louvre [12]. Ces deux personnages n’ayant  aucune raison d’être élevés ici à la dignité d’un autel au sein d’un retable, ne peuvent prêter leur identité à notre saint.

Nous suggérerions  plutôt d’y reconnaître saint Silvestre, pape de 314 à 335. En effet ce pontife qui vécut  sous le règne de Constantin et qu’il baptisa,  porte bien la tiare, quelque peu fantaisiste par rapport au triregnum distinguant plus tardivement un pape,  mais dans la forme orientale de la coiffure  des prêtres juifs. A l’appui de cette attribution, on notera que dans les fresques consacrées à la légende de saint Silvestre, peintes vers 1341 par Maso di Banco (émule de Giotto), dans  la chapelle Bardi di Vernio de l’église Santa Croce à Florence, Silvestre se présente sous les mêmes traits physiques que notre saint et porte la même  coiffure plus conique cependant.

DE QUEL ENSEMBLE PROVIENNENT CES DEUX PANNEAUX ?

Force est de constater qu’à notre connaissance, nos deux saints ne peuvent  être rattachés à aucune œuvre  de Pietro parvenue  jusqu’à nous. L’iconographie nous incite à avancer une origine franciscaine et les éléments matériels relevés supra, qu’ils proviennent  d’un retable du type de celui créé par Duccio (Sienne, Pinacoteca Nazionale n°28): on y trouve en effet  un registre principal composé de cinq panneaux latéraux  avec saints à mi-corps - mais il pourrait y en avoir sept -  flaquant une madone centrale et sommé d’un registre de pinacles triangulaires. Cette proposition trouve également sa justification dans l’absence de trace de la traverse supérieure, que l’on trouve généralement  au revers de ce genre de retable, à la base des pinacles  et disparue dans nos panneaux  lors de leur démembrement [13].  

Si la forme du retable demeure traditionnelle, l’utilisation de l’arcade en tiers-point  marque une étape dans l’évolution du peintre vers la nouvelle esthétique gothique adoptée à Sienne en 1320-21 par Simone Martini  dans les retables destinés à Orvieto. Pietro Lorenzetti  reprendra  cette forme dans les  saints Pierre et Jean Baptiste du Vatican surmontés à l’origine par un couple de saints [14] et, de manière plus grandiose, dans le retable  du Carmine. De même, par  l’évocation raffinée des parures vestimentaires ainsi que l’abandon du dessin gravé à main levée des nimbes, en faveur de l’utilisation des poinçons extrêmement élaborés[15], le peintre manifeste un  goût prononcé pour l’esthétique gothique.

STYLE ET DATATION

L’appartenance de nos deux panneaux à la production artistique de Pietro Lorenzetti est indéniable. Le type du saint, vieillard au regard soucieux et inquiet marqué par les lignes encore stéréotypées du front et par le dessin des yeux profondément fendus, ne souffre pas d’hésitation. En revanche, il est moins aisé de définir avec certitude leur position chronologique au sein du catalogue des œuvres du maître.

La filiation du Saint Silvestre est patente avec les vieillards chenus et sévères peints par Pietro dans les fresques de la basilique inférieure d’Assise  peu avant 1320, que ce soit  ceux  de certains médaillons ponctuant les  bordures encadrant les diverses scènes de la Passion [16], ou ceux que le Christ rencontre dans la Descente aux Limbes vers 1326.

En effet, le caractère soucieux de saint Silvestre, bien qu’atténué, n’est pas sans rappeler celui des  saints qui côtoient la vierge dans le retable d’Arezzo. Vus de face, leur emprise  volumétrique  occupe tout l’espace, les calant  puissamment  au sein des panneaux. Toutefois, saint Sylvestre, par sa position de trois-quarts et sa corpulence plus étroite, consolidée par la position des bras sous le manteau, jouit d’une respiration spatiale plus large. Sainte Hélène, qui demeure plus imposante  que son compagnon, le bras en avant  enveloppé dans la draperie, et qui se tient en léger retrait, creuse ainsi l’espace. Un modelé délicat, léger passage entre ombre et lumière, plus estompé chez la sainte, décrit les visages. Le dynamisme, la force volumétrique, la tension dramatique d’Assise ou d’Arezzo, héritage de Cimabue et de Giotto, sont ici  pondérés, l’intensité dramatique  ayant  perdu de sa force au profit d’une solennité et d’une intériorité plus importantes.  

Tous ces caractères animent également les personnages  des fresques de la salle capitulaire de l’église San Francesco de Sienne que la critique situe pour certains vers 1336 mais que d’autres, dont  Volpe, placent aux alentours des années 1325-1326[17]. Dans cette salle,  Pietro réalisa La Crucifixion et la Résurrection alors que son frère Ambrogio exécuta le Martyr des saints franciscains à Ceuta et la Profession publique de Saint Louis de Toulouse. Devant les scènes de Pietro, on est d’emblée frappé par la ressemblance entre les visages de sainte Hélène et du Christ ressuscité). C’est la même intensité du regard aux yeux en amande, le même dessin des traits soulignant le nez et la bouche.

De plus, dans la Crucifixion, le rapprochement de nos deux saints avec le groupe des assistants au pied de la croix, certes de corpulence plus forte, semble fondé. Que ce soit par la tension maîtrisée de la douleur  ou encore par le geste  du centurion qui, comme notre sainte, porte la main à sa poitrine  en signe d’acceptation. Cette attitude, Pietro Lorenzetti  la réitère dans une sainte fragment de médaillon provenant du cadre ornemental de ces scènes, conservé à Londres (National Gallery) [18] . Ces rapports nous incitent  à proposer la  réalisation de nos deux panneaux à la même époque que ces fresques,  vers 1325-1326, après la réalisation du retable  d’Arezzo et avant celle  du Carmine. On devine une modification  plus subtile du style de Pietro vers plus d’apaisement et un abandon progressif de l’agitation qui sera plus net dans ses œuvres plus tardives .

Un point d’interrogation particulier subsiste toutefois : celui de l’utilisation par Pietro de la « chrisographie » soulignant les plis de la robe du saint Silvestre. Cette pratique, réservée à la description vestimentaire du Christ et de la Vierge, commune dans  la peinture byzantine fut  transmise aux artistes italiens du XIIIe et du début du XIVe siècle : Cimabue  à Florence et Duccio à Sienne l’ont adoptée. Si, assez tôt, elle est devenue obsolète pour Duccio, Simone Martini et la cohorte de ses  suiveurs, elle reste encore d’actualité à Gênes à la fin du XIVe siècle où  Barnaba da Modena couvre le manteau de ses vierges de ce réseau graphique doré, satisfaisant  vraisemblablement le  goût de commanditaires férus d’art vénitien ?

Il n’est pas exclu que Pietro Lorenzetti ait de même répondu à une telle demande venant de commanditaires religieux fortement dominés par la tradition byzantine – ce qui reste toutefois à prouver en l’absence de documents de commande, qui d’ailleurs stipulaient le plus souvent l’emploi des meilleures couleurs et de l’or le plus fin pour la réalisation des œuvres religieuses- Il dut, semble-t-il,  répondre ici à une telle directive, car au lieu d’exécuter cette technique en utilisant l’or à la coquille rehaussant le tissu coloré, il employa la feuille d’or sous jacente recouverte de peinture et dégagée ensuite par sgrafitto.

Ainsi Pietro met clairement en valeur le contraste entre l’or et le jeu coloré des draperies mais  répond également  à un réel goût esthétique personnel,  car il a utilisé cette « chrisographie » tout au long de sa carrière. Au début dans les fresques d’Assise, en  soulignant  les décolletés et les parements des manches des saints personnages, et jusqu’à  la fin de sa vie,  vers 1340-1345, dans les vêtements de la Madone et du Saint Jacques du retable Loeser, dans l’Annonciation des fresques de Castiglione del Bosco  et dans le  Sauveur bénissant  (Hull, Ferens Art Gallery)[19].

[1] Cf. M. Becchis, in Dizionario biografico degli italiani, Rome 2005, vol. 65, ad vocem Lorenzetti,  p. 803-811 avec bibliographie
[2] C. Volpe, Pietro Lorenzetti,  a cura di Mauro Natale, 1989.
[3] Volpe , n.83, p. 108
[4] Id. n.97, p.121-125
[5] Id. n.84-88, p.110-113
[6] Id. n.104-116, p 135-149
[7] Id. n.165-171, p. 186-192
[8] Id. n.178, p. 196198
[9] Id. n.1-82, p. 60-106
[10] Id. n.101, p.132-134
[11] Id. n.177, p.98-200
[12] Cf. M. Laclotte, « Quelques tableautins de Pietro Lorenzetti », in  Il se rendit en Italie, Etudes offertes à André Chastel , Paris 1987, p.29-38, respectivement figs. 4,2,3.
[13] On ne peut pas exclure le fait que, à l’instar du retable d’Arezzo, le retable ait comporté trois registres superposés. Rappelons qu’au revers d’un retable, le maintien des panneaux était généralement renforcé par la présence de deux traverses, longs morceaux de bois d’un seul tenant, cloués et placés à contre-fil aux parties inférieures et supérieures des panneaux .
[14]Volpe, op.cit. n.A17, A18, p. 206, complété par n. A.31, A32 p.210
[15] Disposition qui intervint dans tous les retables après 1320. Cf. E. Skaug, Punch marks from Giotto to Fra Angelico, Vol. II, Oslo 1994 : Pietro Lorenzetti tableau 7.5,  Pour la sainte, les poinçons utilisés sont une feuille 688 associée à une hexarosette 617. Pour le saint la feuille 669 alterne avec une très petite hexarosette. L’arcade trilobée  87 souligne les bords des panneaux.
[16] cf. Volpe, op.cit. n.11 et fig. p.82 ; n. 43, fig. p.98 ; n.65, fig. p.103
[17] Voir les diverses opinions exprimées par la critique in  Becchis, op.cit. supra n.1, p.808.  Les fresques qui ornaient cette salle, découvertes au XIXe siècle sous des badigeons de plâtre, ont été déposées et transposées  dans  des chapelles de l’église. Cf. « Il ciclo di affreschi della sala capitolare di San Francesco a Siena » in  Ambrogio Lorenzetti, catalogue d’exposition, Sienne 22.10.2017-21.07.2018, p.132-150.
[18] Cf.idem, Ambrogio Lorenzetti, op. cit. 2018, cat. 7c p.135  donnée à Pietro et son atelier et M. Davies, D. Gordon, The Early Italian Schools before 1400, Londres 1988, n.3071,3072, p.63-65 (attribué à l’atelier de Pietro) alors que  Volpe , op.cit. et M. Becchis, Pietro Lorenzetti, Milan 2012, p. 102-105 les rendent  à Pietro.
[19] Provenant de la Vente Christie’s, Londres, 3 Juillet 2012. A propos de cette technique, cf.Volpe op.cit. p.188, n°165, qui suggère un lien  de Pietro avec les miniaturistes.