Turquin

Théodore GERICAULT (Rouen 1791 - Paris 1824) et un collaborateur

Vingt-et-une croupes de chevaux à l'écurie

74 x 92 cm

Restauration ancienne

Support : Toile

Sans cadre

Provenance :

Ancienne collection Frédéric Meuron (1786-1864) ; Puis par descendance ; Vente anonyme, Paris, Tajan, 17 juin 1997, n° 58 (Attribué à Gericault).

Estimation : 400000-600000 €

Notre tableau est à rapprocher de la célèbre composition (de même dimensions) de la collection du vicomte Charles de Noailles (présente en 1978), aujourd’hui classée trésor national par l’état français (fig. 1. P. Grunchec, Tout l’œuvre peint de Gericault, Paris, 1978, réédition 1991, n°54). Notre tableau en est une variante, de mêmes dimensions et en partie autographe. Nous remercions Monsieur Philippe Grunchec qui, par examen de visu, de notre toile, nous indique que Gericault a mis en place la composition. Il a peint les quatre premiers chevaux en haut à gauche, dont les infrarouges révèlent toute la qualité. Il est intéressant de remarquer que les cinq premières croupes en haut à gauche sont quasiment identiques à la version Noailles tandis que de très grandes variantes dans les deux rangées inférieures sont à noter : le poitrail a disparu, le nombre de chevaux est réduit de 24 à 21, les attitudes et les robes sont différentes. L’effet d’ensemble est identique. 

 

L’auteur du Radeau de la Méduse est considéré comme l’un des plus grands peintres de chevaux dans l’histoire de la peinture occidentale. Admirateur des œuvres de George Stubbs, du baron Gros et de Carle Vernet, Gericault est un passionné des courses et fréquente abondamment les écuries de Versailles, siège de l’école nationale d’équitation. Il nous laisse un corpus de portraits de chevaux réalistes dont une vingtaine d’études prises sur le vif, daté entre 1813 et 1816, soit entre L’Officier chargeant et Le cuirassier blessés (tous deux conservés au musée du Louvre).

 

Notre tableau possède l’originalité et la particularité de représenter les croupes de façon répétitive et rythmée et dynamique. Chaque croupe est individualisée : une robe (gris pommelé, alezan, isabelle), un mouvement de la queue, une couverture et une position des postérieurs. La représentation zoologique, d’histoire naturelle, d’après nature, est transformée chez lui en œuvre d’art par la variation des couleurs des robes et des textures. Il s’agit d’une gamme presque monochrome sur les bruns, les marrons, les blancs et les gris, construisant un rendu des volumes qui, bien que limité aux postérieurs, évoque l’individualité de chaque animal et permet au spectateur de reconstruire l’animal en entier. 

  

Le catalogue raisonné de Philippe Grunchec signale d’autre études de croupes disposées différemment, avec un seul ou plus ou moins grand nombre d’équidés, certaines autographes comme celle du Louvre ou des copies d’auteurs inconnus (op. cit. du n° 54A, A6A, A7 A9A, A9B). L’une d’elle est signée et datée Montfort 1822 (Musée du Louvre. Catalogue sommaire illustré des peintures du musée du Louvre et du musée d’Orsay, Tome IV, Ecole Française, Paris, 1986, p. 111). Cet artiste, Antoine Alphonse Montfort (1802 – 1884) est celui qui est le plus souvent cité comme compagnon d’équitation et l’un des peintres ayant travaillé aux côtés de Gericault. Il est l’un des candidats probables à l’achèvement de notre toile. 

On sait que Montfort avait une connaissance directe des « Croupes Noailles » puisqu’il laisse un témoignage de sa conversation avec Gericault à propos d’elles : « bien des années après (les avoir peintes) il me racontait avec quel bonheur jadis il les avait faites aux grandes écuries de Versailles » (sur les confusions possibles entre les élèves et le maître, voir P. Grunchec, Gericault : problèmes de méthode, dans Revue de l’Art, 1979, n° 43, p. 37-58).

 

Contemporain de Théodore Gericault, Frédéric Meuron (1786 – 1864) était l’un des cofondateurs et administrateurs de la Compagnie Générale des Omnibus de Paris créée en 1855. Il est avec Moreau-Chalon et Daily le cosignataire du traité avec la ville de Paris qui leur accorde la concession des transports urbains. En 1860, c’est lui qui, au nom de sa société des Omnibus, présente trois étalons au Concours général et national d’Agriculture, dans la section des espèces chevalines. Nous pouvons imaginer que Frédéric Meuron se plaisait à voir dans notre tableau les chevaux de ses écuries, ceux-là même qui tiraient les omnibus de Paris.

 

 

Un maitre romantique

 

Gericault incarne la transition entre le néoclassicisme de David et la génération suivante de Delacroix et Hugo. Il personnifie l’esprit romantique, à la fois par sa vie tourmentée, celle d’un homme pressé, d’une étoile filante qui bouleverse l’histoire de la peinture occidentale, et par son caractère novateur et révolutionnaire, son énergie centrée sur la puissance de la nature, qu’il symbolise ici à travers la représentation des chevaux. Son style est à la fois puissamment réaliste, nerveux, enlevé et rapide.

Nous conclurons avec un extrait du texte de Jérôme Thélot, "Gericault Généalogie de la peinture", Studiolo L’Atelier contemporain, 2021, pages 29 et 30.

« Trois traits de la composition collaborent à l’étrangeté radicale de cette image : la juxtaposition serrée des modèles, la superposition de leurs rangées, et la focalisation sur leur croupe … Ce qui surprend le spectateur et ce qui déconcerte ses habitudes de perception, c’est que coïncident ici de façon paradoxale la proximité avec l’éloignement, et la frontalité avec la multiplication. Il faut supposer que le regard du peintre fut on ne peut plus proche des bêtes, de la chair de leurs croupes, pour que soient à ce point distincts les rendus de leur robe et pour que touchent au cadre leurs jambes fines et gracieuses ; mais il faut en même temps que ce regard fût bien éloigné pour que toutes soient rassemblées ainsi dans la même vue synthétique et plurielle. Cette vue impose autant la massivité frontale de ses parallèles superposées qu’elle donne à savourer les différences des modèles multipliés à loisir. D’une part, ce tableau assure la double proposition formulée ci-dessus : Gericault fait en artiste la conquête du cheval, dans la mesure où il fait en cavalier la conquête de la peinture. »