Turquin

Mercredi 20 nov. 2024 - MILLON - Paris

Nicolas TOURNIER (Montbéliard 1590 - Toulouse 1639)

Le joueur de luth

Toile

91 x 68 cm

Restaurations anciennes

Estimation : 150 000 - 200 000 €

Exposition 
Toulouse, salon de l’Académie Royale de Toulouse de 1784, n°21 et salon de 1790, n°63.

 

Provenance et bibliographie :
- Paul Mesplé, L’œuvre de Robert Tournier, Beaux-Arts, 13 février 1942, p.26, n°57
- Robert Mesuret, L’œuvre peinte de Nicolas Tournier : Essai de catalogue, Gazette de Beaux-Arts, 1957, p. 340 (œuvre disparue) ; 
- Robert Mesuret, Les Expositions de l’Académie Royale de Toulouse de 1751 à 1791, livrets publiés et annotés, Toulouse, Editions Espic, 1972, p. 428 : Salon de 1784 [n° 4773] 21. Un joueur de luth par Tourniéconservé dans la collection de M. Giscaro, à vendre, s’adresser à M.Roc, Notaire ; p.539, Salon de 1790 [n°6240] 63 Un joueur de luth, par Tournier, appartenant à M. Granier, Marchand-Tapissier, à vendre
- Catalogue de l’exposition, sous le direction d’Alex Hémery, Nicolas Tournier 1590-1639 : Un peintre caravagesque, Toulouse, Musée des Augustins, Paris, éditions Musée des Augustins. Toulouse - Somogy. 2001, répertorié dans la rubrique « Œuvres mentionnées par les sources », p. 177 comme « Joueur de luth ».

 

Redécouvert comme Georges de la Tour avec l’exposition Les Peintres de la réalité en 1934 et consacré par une exposition monographique ainsi qu’un colloque en 2001, Nicolas Tournier est le peintre du Languedoc le plus important dans la première moitié du XVIIe siècle. Né à Montbéliard, il se forme à Rome de 1617 à 1626 au contact des élèves de Caravage dont il adopte le réalisme. Il loge dans la maison voisine de celle de Simon Vouet. Bartolomeo Manfredi et Nicolas Régnier l’inspirent pour ses scènes de banquets et de concerts. Il est l’un des rares, à cette date, à regarder les œuvres de jeunesse du Caravage, avant 1600[1]. Il revient en France en 1626, reçoit des commandes pour les églises de Narbonne et Carcassonne avant de s’installer à Toulouse, où son style devient puriste, ses compositions plus géométrisées. Il peint alors ses chefs-d’œuvre conservés au musée des Augustins (Le Christ descendu de la CroixLe Christ porté au tombeau).

Notre tableau inédit est un magnifique ajout au corpus de Nicolas Tournier et à notre connaissance de la peinture profane en province au XVIIe siècle. Il peut être rapproché du joueur de luth situé à droite du Concert du musée du Louvre (ill. 1) : on découvre exactement le même instrument de musique ; le tapis sur la table par son traitement est comparable à revêtement de l’assise et du dossier de notre fauteuil. Cependant le protagoniste du Concert est un portrait, probablement celui de Henri de Montmorency, gouverneur des États du Languedoc, alors que notre personnage, plus idéalisé, s’inscrit dans la tradition des nombreux musiciens du caravagisme. Notre figure, coupée aux trois-quarts, peut être directement assimilée aux deux Paysannes portant des fruits, acquises par la Fondation Bemberg de Toulouse, il y a dix ans (ill. 2 et ill.3), et pourrait être leur pendant masculin : les proportions, le cadrage et la hauteur des trois toiles sont identiques, au point de suggérer qu’elles appartiendraient à une même série. Les tableaux du Louvre et ceux de la fondation Bemberg sont situés au début de la période toulousaine de l’artiste vers 1628-1630. On admira la précision des détails naturalistes comme les galons cloutés ou le fin duvet de la moustache du modèle.

 

Le thème du luthiste :  
D'origines perse et arabe, le luth est d'abord introduit en Espagne, avant de se diffuser dans toute l'Europe. A la Renaissance, il accompagne les modèles de certains portraits (Solario, Cariani, Maler, Pontormo, Salviati, Bassano) [2]. La réputation des célèbres luthiers de Crémone leur permet d’exporter leur production à l’étranger. Au tournant du XVIIe siècle, Caravage crée un type iconographique générique, où le musicien est représenté pour lui-même, à travers ses trois versions d'un Joueur de Luth[3] adolescent. Nombre de ses élèves et de ses suiveurs développent ce thème soit dans des scènes de banquets et de concerts, soit en montrant un musicien seul (Artemisia Gentileschi, Autoportrait en joueuse de luth, c. 1615, Hartford, The Wadsworth Atheneum Museum of Art, Valentin de Boulogne, Le joueur de luth, c. 1625, New York, Metropolitan Museum ill.4, Pierre Paul Rubens, L'homme au luth, 1610-1615, Troyes, Musée des beaux-arts ; Frans Hals, le bouffon au luth, c.1623, Paris, Musée du Louvre, Hendrick Ter Brugghen, plusieurs compositions différentes, Jan de Reyn, Luthiste, c.1632-1641, Museum of fine arts, Boston). Nicolas Tournier lui-même l’a souvent représenté durant sa période romaine, tant dans des groupes, qu’isolé (Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage ; Saint Genesius jouant du luth, vente à New York, Christie's, 14 avril 2008, n°38). La recherche de l'accord harmonique sur l’instrument à cordes par une jeune personne évoque, à cette époque, la quête de l’accord amoureux parfait[4].

Notre tableau est une des rares œuvres profanes de province qui soient parvenues jusqu'à nous ; sur un sujet comparable, on trouverait une sorte d’équivalent chez Jean Daret[5]. Non seulement elles ont souvent été détruites, mais surtout les artistes de ces régions recevaient majoritairement des commandes de peintures religieuses et de portraits, et très peu de scènes de genre. Tournier efface les détails crûs et triviaux du caravagisme romain du début du siècle et adapte ce courant réaliste au goût français ; notamment ici en incorporant un fauteuil plat à accotoirs Henri II et un costume contemporain. L’œuvre évoque un intérieur bourgeois du Languedoc au milieu du XVIIe siècle, sorte d’équivalent en grand aux gravures d’Abraham Bosse à l’époque du courant précieux à Paris. Par son traitement de la lumière et la découpe géométrique des formes, Nicolas Tournier révèle l’intensité des émotions de notre musicien et lui confère la force d’une image directement accessible, moderne et intemporelle.

 

Nous remercions Axel Hémery d'avoir confirmé par mail, sur photographie numérique, l’attribution à Nicolas Tournier, le 13 février 2023.
Ce tableau sera inclus dans son catalogue raisonné de Nicolas Tournier, en préparation.