Estimation : 400 000 / 600 000 € - Adjudication : 6 200 000 €
Peinture à l’œuf sur panneau de bois fruitier
Hauteur : 22 – Largeur : 20 cm
Petits manques et restaurations anciennes
Vente le samedi 30 novembre 2019 à Dijon par Maître Cortot
un magnifique exemple du raffinement du gothique international
Quatre mois ont été nécessaires pour l’attribution de ce précieux petit panneau de dévotion, quatre mois de recherches documentaires, de comparaisons, d’investigations, de consultation de spécialistes, afin de situer cette Vierge et l’Enfant en trône dans le milieu de la cour de Charles III à Prague. Ce panneau, probablement réalisé pour des commanditaires prestigieux, est un magnifique exemple du raffinement du gothique international. La multitude et la précision des détails, la douceur des gestes et des regards, la spontanéité de l’attitude de l’Enfant Jésus en font une œuvre exceptionnelle. C’est la spécialiste Marianne Lonjon qui suggère ce milieu praguois et propose le nom du Maître de Vissy Brod.
Les enchérisseurs ne s’y trompent pas : ils sont neuf à disputer les enchères, dont la Galerie Benappi à New York, pour le compte du Metropolitan Museum ! C’est leur envoyé à Dijon qui remporte finalement la bataille, notre panneau intégrant ainsi les collections de cette prestigieuse institution.
« Pour le marché français et pour nous, c’est une consécration que le Met vienne l’acheter au cœur de la Bourgogne. » Éric Turquin
La surprenante radiographie du tableau nous avait révélé un très beau décor architecturé, encore dissimulé sous le fond noir. La restauration par le Metropolitan Museum lui rend toute sa splendeur et sa finesse, permettant de redécouvrir ce fond mais aussi la délicatesse des couleurs.
Notice de l'œuvre
La Vierge, la tête voilée couronnée et auréolée, est somptueusement vêtue de draperies fluctuantes au coloris vibrant enveloppant son corps. Elle est assise sur un trône architecturé dont le dossier est actuellement formé d’une somptueuse tenture frangée et ornée de motifs végétaux dorés peints sur fond rouge. La tête auréolée du nimbe crucifère, le corps vêtu d’une tunique rose, l’Enfant gesticulant est maintenu sur la gauche dans le giron de sa Mère ; de sa main droite, il tient fermement le pouce de cette dernière, tandis que de la gauche il tente de saisir son propre pied. Les deux personnages sacrés sont intimement et tendrement liés par leur regard.
Dans l’état actuel de la peinture, la draperie du trône flotte sur le fond noir, sans points d’accroche. Il faut sans doute penser que le trône était à l’origine un édicule avec des colonnes supportant des arcades où la tenture était fixée. Nous pouvons avoir une idée approchante de la composition en considérant les exemples de panneaux similaires appartenant à la peinture du « gothique international » de Bohême au milieu du XIVe siècle. Car c’est à cette période et dans cette région qu’il faut effectivement situer l’exécution de ce petit panneau dont c’est ici la première publication.
A cette époque, Charles IV (1316-1378), roi de Bohême et futur empereur du Saint Empire Romain Germanique, grand chrétien, lettré, lié par son éducation à la France (il est en relation avec la papauté en Avignon) et à l’Allemagne, décide d’établir sa capitale à Prague qu’il va agrandir et embellir. Sortent alors de terre la cathédrale Saint-Guy (1344-1420) le château de Karlstein (1348-1365), l’université de Prague (1348) ainsi que de nombreux couvents. Maîtres d’oeuvre, ateliers d’artistes peintres, sculpteurs, maîtres verriers, d’origine locale ou venus de France, d’Angleterre et de Germanie et réunis en corporations, vont prêter leur concours à la transformation de la ville.
Notre tableau s’insère dans ce mouvement novateur, plus particulièrement dans la production de l’atelier du maître anonyme dit « de Vissy Brod » (prononcer vichi) auquel sont attribués neuf panneaux illustrant des scènes christologiques, conservés autrefois au couvent cistercien éponyme situé au sud de la Bohême et actuellement conservés à Prague (Galerie Nationale, en dépôt au couvent de Sainte-Agnès ; cf. A. Kutal, Gothic art in Bohemia and Moravia, Londres, New York 1971, p.49-106, fig.64). La qualité de ces neuf panneaux (95cm x 85,5cm chacun) étant inégale, la critique considère que seuls quatre d’entre eux ont été réalisés par le maître lui-même : l’Annonciation, la Nativité, l’Epiphanie et la Résurrection, le reste revenant à la main d’aides (cf. R. Berens, Le Maître de Vissy Brod, Luxembourg, 1990, figs.1,2,3,7). Au bas de la Nativité, le peintre a placé la représentation du donateur de la série, un membre de la famille Rozmberk, peut-être Pierre Ier disparu en 1347, identifié par le blason placé devant lui, personnage important du royaume, protecteur du monastère de Vissy Brod dont il présente la maquette à la Vierge (cf. Klipa, « Altarpiece from Vissy Brod » in S. Chlumska, A. Pokorny, R. Sefcu, « What the eyes cannot see, Underdrawing in 14th-16th century panel paintings from the collection of the National Gallery in Prague » Prague 2017, cat.5, p. 76-79 repr.)
Influencé par l’architecture et l’enluminure gothique française, mais aussi par l’art italien et plus spécialement siennois qui, à la suite de Simone Martini, se développe à cette période à la cour papale d’Avignon, le style de ces panneaux donne la primauté à l’expression linéaire et fastueuse des drapés rehaussés d’éléments orfévrés, le tout réalisé dans une palette chromatique raffinée aux tonalités chatoyantes et vibrantes. La douceur des expressions remplies d’aménité, l’élégance des gestes caractérisent ces œuvres qui, même dans les scènes dramatiques n’ont rien d’excessif, offrant ainsi une vision de douleur intériorisée et apaisée. C’est un art attaché, non seulement aux fastes de cour, mais aussi aux réalités de la nature souvent décrite avec naïveté et sens de l’observation. Malgré le goût marqué pour la calligraphie, les formes corporelles sous- jacentes sont mises en évidence par l’éclairage qui les modèle, leur donne vie et mouvement. Les visages dévoilent la même volonté de traduire les volumes et les expressions par les passages de l’ombre à la lumière.
L’ensemble des personnages évolue dans certaines scènes au sein d’architectures où l’espace se décline en autant de structures élégantes et complexes. Le dessin minutieux des colonnettes, arcades et anfractuosités crée parfois un dédale d’enchevêtrements, comme en témoigne le trône de la Madone dans la scène de l’Annonciation de Vissy Brod (Prague, Galerie Nationale) ou celui de la Madone de Glatz (Berlin, Gemäldegalerie, inv. 1624), autre œuvre de ce même atelier. On remarquera également l’extrême soin apporté à l’ornementation : l’or gravé ou peint à la coquille rehausse les tentures, les draperies, les soutaches des vêtements, comme le manteau de l’Ange Gabriel dans l’Annonciation, la robe du Christ sous son manteau blanc ou encore l’étendard flottant qu’il tient dans la Résurrection. Les motifs floraux se retrouvent dans le manteau de l’Enfant d’un autre panneau daté avant 1350 : la Madone de Most (Prague, Galerie Nationale VO 10721). Remarquons leur réapparition dans la tenture servant de dossier au trône de la Vierge dans notre panneau.
Tous les caractères cités sont mis en évidence dans notre panneau : que l’on compare le visage de notre Madone avec ceux de la Madone dans l’Annonciation, la Nativité ou dans le panneau de Berlin, la cadence et l’élégance du dessin des draperies, les similitudes d’expression et d’exécution, la richesse de l’ornementation, indiquent la facture de la main délicate du Maître de Vissy Brod œuvrant vers 1350 pour un commanditaire particulier.
Les examens techniques menés récemment sur ce panneau ont révélé la composition initiale et le travail de préparation sous-jacent mettant en évidence une architecture élaborée autour du trône avec arcades ouvertes où le drap d’honneur s’accroche de manière beaucoup plus assurée et plausible que ce que l’on voit actuellement, en conformité avec la majorité des panneaux et des miniatures de cette époque et de cette région (cf. Shlumskà, Pokorny, Sefcu, op.cit. 2017 et A. Erlande-Brandenburg, La Bible de Prague, 2e moitié du XIVe siècle, Paris 1989, miniature de la lettrine D représentant le roi Wenceslas et Sophie de Bavière en trône). Ces investigations ont également permis d’assurer que le panneau a été légèrement réduit en partie haute, comme l’attestent la galerie d’arcades actuellement coupée et les galeries d’insectes mises à jour sur la tranche.
Nous remercions chaleureusement Madame Olga Pujmanova, conservateur honoraire de la Galerie Nationale de Prague et Jan Klipa spécialiste de la peinture gothique à l’Institute of Art History, Czech Academy of Sciences in Prague, qui ont confirmé de visu l’attribution de notre panneau au Maître de Vissy Brod et fait part de nombreuses suggestions.
Le tableau sera publié par Jan Klipa dans un article à paraître dans la revue Umeni / Art, vol. LXVII, / 2019, n°3.