Estimation : 20 000 / 30 000 € - Adjudication : 72 000 €
Panneau de dévotion. Peinture à l’œuf et fond d’or sur panneau de bois fruitier, peint au revers
Hauteur : 23,8 cm – Largeur : 15,4 cm
Vente du 29 mai 2024 à Clermont par la maison de vente Ivoire Clermont
ICONOGRAPHIE
Sur le fond d’or se détache l’image du Christ, à mi-corps émergeant du tombeau, les bras croisés et le buste lacéré des marques de la flagellation. Sa tête inclinée vers la gauche est couronnée d’épines et auréolée, avec une chevelure mi-longue, brun roux, couvrant les épaules. Son visage barbu, émacié, la bouche entr’ouverte, les yeux mi-clos, porte les stigmates d’une profonde douleur.
Au Trecento, ce type d’image[1] apparaît le plus souvent au centre de la prédelle des retables dressés sur l’autel considéré comme le tombeau du Christ. Simone Martini, entre autres, en donne un exemple en 1319 dans le retable de Pise (Pise, Museo di San Matteo)(fig.1). Cette image apparaît également associée à celle de la Vierge et l’Enfant dans les petits diptyques portables et fermants destinés à la dévotion personnelle, tel celui attribué à Simone Martini, (Florence, Museo Horne, n°58 (fig. 2). Dans ce cas les deux volets du diptyque sont liés par un système de crochets, permettant d’ouvrir ou de fermer le diptyque.
FONCTION DU PANNEAU
La fonction de notre panneau est sujette à interprétation. Le système d’articulation, probablement lié à un volet de diptyque, semble avoir disparu, remettant en question son usage initial. Les traces de la flagellation suggèrent une autre possibilité : celle d’un panneau unique appelé «Baiser de Paix», objet liturgique utilisé pendant les cérémonies de l’Eucharistie pour symboliser la réconciliation. Ce type d’objet était généralement en métal ou en bois et muni au revers d’une prise que tenait l’officiant lors de sa présentation au fidèle qui allait l’embrasser. Un exemple siennois de la fin du XIVe siècle, comme le panneau de Taddeo di Bartolo illustre cette fonction (Sienne, collection particulière)(fig.3) [2]. C’est une telle destination qu’il faut peut-être envisager pour notre panneau dont la lacune visible au revers pourrait être le témoin d’une prise disparue.
Cependant, d’autres indices laissent à penser que le panneau pourrait avoir été initialement conçu comme un volet de diptyque. Le fait que le revers soit protégé par un revêtement peint et que l’on y décèle un reste d’ornementation poinçonnée, milite en faveur d’un volet de diptyque, traitement similaire à celui du revers du quadriptyque Orsini de Simone Martini (fig.4).
Ces observations permettent d’avancer une autre possibilité : le panneau initialement volet de diptyque (ayant perdu son compagnon), aurait pu être transformé en un panneau unique servant de Baiser de paix. Cet avatar aurait pu intervenir postérieurement à la création de l’œuvre, par une main peu experte expliquant les nombreuses marques de la flagellation mal disposées et, au revers, le grattage intempestif du motif poinçonné permettant de fixer une poignée.
STYLE
Malgré les dommages infligés par le temps, la qualité exceptionnelle de cette œuvre demeure évidente dans la représentation du visage du Christ. La douleur pénétrante exprimée par l’attitude penchée de la tête, les yeux mi-clos, la bouche exhalant un faible souffle et la petite ride crispant le front, le modelé du visage émacié, cadavérique, s’étirant le long de la fine courbure nasale soulignée d’un rai lumineux, tout ceci témoigne d’une maîtrise stylistique de haut niveau.
L’exécution de ce panneau, inédit, est à replacer dans le courant «simonesque» des années 1340-1350 défini par Weigelt en 1931[3]. A la suite des œuvres magistrales de Simone Martini, se développe un mouvement pictural initié par le grand maître et son atelier, ce dernier comprenant depuis les années 1320 jusqu’en 1344-1347, son frère Donato, et à l’occasion, ses deux beaux frères : Lippo et Tederigo (ou Federico) Memmi.[4]
Autour de ce foyer familial, s’est agrégée une cohorte d’artistes, aux noms de convention, tentant de se familiariser avec les habitudes stylistiques et ornementales du maître -fondées sur l’élégance, le raffinement de la ligne enveloppante et la vibration du modelé- et d’égaler l’extrême qualité du style de Simone. Parmi ces artistes se détachent, entre autres, le Maître de la Madone Straus et le Maître de la Madone du Palais de Venise, deux peintres qui, pour la critique récente, pourraient représenter respectivement les personnalités de Donato Martini et de Tederigo Memmi dont parlent les documents mais dont aucune œuvre n’est attestée.
Le Maître de la Madone du Palais de Venise,[5] est l’appellation éponyme du lieu de conservation d’une Madone et l’Enfant, autrefois localisée au Palais de Venise à Rome, conservée aujourd’hui à la Galerie Barberini. Autour de cette œuvre la critique a réuni en un seul retable: trois panneaux avec Saint Pierre, Sainte Madeleine (Londres, National Gallery) et Saint Paul (collection particulière)
Une grande Madone et enfant en trône avec anges et saints (Florence, collection Berenson)
Deux panneaux avec Saint Victor et Sainte Couronne (Copenhague, Statens Museum)[6]
Le Mariage Mystique de sainte Catherine (Sienne, Pinacoteca Nazionale, n°108)[7]
C’est proche de cette dernière œuvre considérée de la fin de la carrière du peintre, qu’il faut situer la réalisation de ce Christ de Pitié.
On y retrouve les caractères du style du Maître de la Madone du Palais de Venise dans l’étirement des formes conférant une certaine raideur au dessin de ce Christ, dans la dissolution des volumes et dans l’expression tendue sous l’effet de la douleur. Les similitudes entre le visage oblong du Christ et celui de la sainte du Mariage mystique de sainte Catherine ( fig.5) sont frappantes : on y discerne une manière identique de placer très haut les yeux en amande au sommet d’une fine courbe nasale surmontant une bouche étroite soulignée d’un trait lumineux typique des œuvres de ce maître.[8]
Quant à l’ornementation poinçonnée, elle témoigne de l’utilisation récurrente qu’en font les suiveurs de Simone Martini créateur d’une importante variété de dessins. Rappelons que les matrices de ces poinçons circulaient et se transmettaient d’un atelier à l’autre lors de la disparition d’un maître. Certains poinçons retrouvés dans ce panneau sont identiques à ceux utilisés par Simone Martini, notamment l’arcade trilobée de la bordure et la rosette quadrilobée, cette dernière apparaissant dans l’auréole de Jérémie (Avignon, Musée du Petit Palais, n°254a). Quant au quatre-feuilles du nimbe du Christ, il est également remarquable, car il apparaît chez le Maître de la Madone du Palais deVenise dans l’auréole de l’Enfant du Mariage mystique de sainte Catherine et revient chez Bartolomeo Bulgarini [9] (Sienne, vers 1310-1378)
La transmission de ce poinçon a pu intervenir vers 1350, époque à laquelle ces deux artistes exécutent conjointement le retable de l’autel Saint Victor de la cathédrale de Sienne peint entre 1349 et 1351[10]. On placera à la même époque l’exécution du Mariage mystique de Sainte Catherine, généralement considéré par la critique de la fin de la carrière du maître, ainsi que la création du Christ de pitié, si proche de ce dernier ouvrage.
[1] L’origine de cette représentation provient d’une icône orientale vénérée dans l’église Sainte Croix de Jérusalem à partir du XIIe siècle.
[2] G. Chelazzi Dini in Il Gotico a Siena, exposition Sienne 1982, n°120, p. 336 repr.
[3] C. Weigelt, « Minor Simonesque Masters », Apollo, XIV, 1931, p.11-12).
[4] Sur l’organisation de l’atelier de Simone Martini, cf. G. Previtali, catalogue exposition Simone Martini e chompagni, Sienne, Pinacoteca Nazionale, 27 Mars-31 octobre 1985, p.11-32.
[5] Cf. M. Lonjon, in l’Art gothique siennois, exposition Avignon, Musée du Petit Palais, 26 Juin-2 octobre 1983, p.144-146
[6] Cf. B. Berenson, Italian Pictures of the Renaissance, Central Italian and North Italian schools, Londres, 1968, vol. II, respectivement figs. 310-312; 307-309),
[7] in Simone Martini e chompagni, op. cit. p.107-109, repr.
[8] Cf. M. Leoncini, in La Pittura in Italia, Il Duecento e il Trecento, 1986, vol. II, p.607-608
[9] Cf. E. Skaug, Punch marks from Giotto to Fra Angelico, Oslo 1994, vol. I, p. 249, vol. II, § 7.12. poinçon n°346
[10] Retable composé des panneaux de saint Victor et sainte Couronne peints par le Maître de la Madone du Palais de Venise (Copenhague, Musée Royal des Beaux-Arts) flanquant à l’origine le panneau central de la Nativité de Bulgarini (Cambridge, Mass, Fogg Museum)